Manger ensemble

Mis à jour le 14 octobre 2022

David Servan-Schreiber – Psychologies Magazine – Mai 2010

Au début des années 1980, quand j’étais externe dans un hôpital parisien, je déjeunais souvent avec les internes dans la salle à manger. Entrée, plat, fromage, dessert, café nous étaient servis sur des tables recouvertes de nappes blanches. Les conversations allaient bon train pendant une bonne heure. J’ai continué mes études de médecine au Canada. Là, l’équipe médicale passait au self de l’hôpital, et nous mangions sur un plateau en vingt minutes. Puis je suis allé aux États-Unis, à Stanford. Il n’y avait plus de pause déjeuner. Seulement un sandwich mou, un brownie et une canette de soda offerts par un laboratoire pharmaceutique, que nous mangions pendant une conférence au sujet d’un nouveau médicament. J’ai vite pris le pli et, pendant le reste de mes années américaines, je déjeunais seul, debout, dans l’ascenseur qui m’emmenait de mon laboratoire à la clinique où je voyais les patients.

L’Institut national de prévention et d’éducation à la santé (Inpes) a publié les résultats d’une grande enquête sur les habitudes nutritionnelles des Français. Elle montre que nous nous mettons progressivement au modèle américain : nous mangeons de plus en plus souvent seuls(1). Devant notre ordinateur au bureau, devant la télé à la maison, ou à la terrasse d’un café avec un livre. Pourtant, le sociologue français Claude Fischler et son collègue américain Paul Rozin ont montré que, dans leur imaginaire, les Français ne considèrent un repas comme un véritable repas que s’il a eu lieu avec d’autres, assis, autour d’une table. Ce n’est pas le cas des Américains, pour qui un repas consiste avant tout à apporter au corps l’énergie (on pourrait presque dire le fuel) dont il a besoin, comme on nourrit un cheval de trait pour qu’il continue de travailler(2). Fischler cite une jeune Française : « Parfois, quand j’ai une course urgente à faire, “je ne mange pas à midi”, mais je m’achète un truc à la boulangerie que je grignote dans la rue, sinon je ne tiens pas. » Clairement, pour elle, le sandwich consommé dans la rue ne constitue pas un « déjeuner ». Dans l’idée d’un Américain, au contraire, un sandwich « est », sans conteste, un déjeuner. Pour Fischler et Rozin, le fait de manger seul ou pas pourrait bien être aussi important pour la santé que la nature de ce que nous mangeons pendant nos repas. De fait, le fameux menu méditerranéen n’est pas seulement un amalgame de légumes, d’huile d’olive et d’herbes aromatiques avec un verre de vin rouge. C’est aussi un moment de convivialité, une rencontre, une occasion de rire ou de réchauff er son âme au contact des histoires de vie des uns et des autres. L’observation scientifique montre d’ailleurs que les repas pris en commun sont consommés plus lentement, que l’on se ressert moins souvent, et que la quantité de calories totale ingérées est moindre par rapport aux repas pris seul(3). Comme si la convivialité avait déjà, en soi, rassasié notre appétit et nourri nos cellules. Alors apprenons à honorer nos véritables besoins – comme j’ai fi ni par le faire en abandonnant mes repas dans les ascenseurs – et saisissons chaque occasion de manger ensemble!

1. In Baromètre santé nutrition 2008, sous la direction d’Hélène Escalon, Claire Bossard et François Beck (Inpès Editions, 2009)

2 et 3 : In Manger, Français, Européens, Américains, face à l’alimentation de Clause Fishler et Estelle Masson (Odile Jacob, 2008)

Mai 2010

 

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