Savoir prendre la main tendue

Mis à jour le 14 octobre 2022

David Servan-Schreiber – Psychologies Magazine – Juin 2007

Avez-vous déjà regardé un nourrisson dans les yeux ? Sans doute lui avez-vous souri affectueusement, ou bien lui avez-vous parlé « bébé », lui répétant des mots tendres pour le faire réagir.

Au cours d’une expérience américaine menée à l’université de Virginie, Mary Ainsworth a demandé à des adultes de regarder des nouveau-nés de quelques semaines sans montrer aucune émotion. D’abord curieux, les bébés ont très vite émis des signes d’inquiétude puis, après quatre-vingt-dix secondes, de franche détresse si l’adulte persistait dans son refus de réagir et de s’engager dans un échange (Patterns of Attachment : A Psychological Study of the Strange Situation de M. Ainsworth, M. Blehar, E. Waters, S. Wall – Hillsdale, NJ : Erlbaum, 1978)…

On sait aujourd’hui que le cerveau des mammifères – et celui des humains en particulier – a besoin de cet échange constant de signes, de ce va-et-vient affectif pour se développer et se réguler. Le chercheur et psychothérapeute Daniel J. Siegel, de l’université de Californie à Los Angeles, nomme l’étude de ces échanges la neurobiologie interpersonnelle (The Developing Mind de D.J. Siegel – The Guilford Press, 2001)). Prenons un enfant ignoré ou incompris, ou qui reçoit des signaux déformés ou pervers : il ressentira une détresse immédiate. Si ce mode de communication déréglée persiste, il développera un manque d’estime de lui-même, voire un sentiment de honte.

Les psychothérapies l’ont compris : la réparation du moi passe par la relation au thérapeute. Celle-ci agit sur les neurones comme un nouveau régulateur du cerveau – on parle d’expérience émotionnelle corrective. Pendant longtemps, la psychanalyse a imposé comme règle à ses praticiens de rester le plus silencieux et le plus neutre possible dans leurs réactions aux patients, et de ne pas répondre à leur demande de réconfort, comme s’il y avait un risque à engager une relation plus « humaine ». Le fait de s’asseoir derrière le patient encourageait encore cette distance. Et bien, comme le bébé face à un visage inexpressif, la plainte la plus fréquente des patients envers leur psychanalyste a toujours été : « Il ne me parle presque pas ! »

Aux Etats-Unis, j’ai suivi pendant huit ans une psychanalyse avec une femme devenue plus tard présidente de l’Association américaine de psychanalyse. Durant les quatre premières années, nous avons suivi le protocole imposant la distance. Et puis, un jour, au cours d’une séance, je me suis rappelé une banale tristesse d’enfant, un moment où je ne m’étais pas senti compris, où l’on n’avait pas su me réconforter. A cet instant, j’ai eu besoin que mon analyste corrige le passé, qu’elle me tienne la main. Assise derrière moi, elle n’a rien dit. Bien sûr, je connaissais la règle analytique qui interdit le contact physique. Pourtant, malgré la peur d’être rejeté une seconde fois, j’ai tendu ma main vers elle au-dessus de ma tête, et je lui ai demandé la sienne. Le silence a duré encore de longues secondes, et puis, dans un léger bruissement de tissu, j’ai senti sa main prendre la mienne. A ce moment précis, toute ma douleur d’enfant est ressortie d’un coup, sans mots, sans images, simplement par des sanglots profonds, qui m’ont paru interminables. Et puis tout est rentré dans l’ordre, sans que nous échangions un seul mot. Jamais je n’avais pleuré comme ça. Ces larmes m’ont fait beaucoup de bien.

Quinze ans plus tard, j’ai reçu un e-mail de cette analyste que je n’avais pas revue depuis des années. Elle avait lu un article que j’avais publié et me demandait des nouvelles de ma vie. Et puis elle ajoutait que la thérapie est souvent un processus que l’on ne maîtrise pas tout à fait, et que son souvenir le plus fort de nos séances était celui où nous nous étions tenu la main. Elle avait le sentiment que cela était sans doute aussi le mien. Elle avait raison, bien sûr. La relation humaine, authentique, sincère, avait compté bien plus que toutes les théories. Et dans cet échange de cœur, comme pour un bébé, quelque chose avait grandi en moi.

Juin 2007

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