Serions-nous condamnés au stress ?

Mis à jour le 14 octobre 2022

David Servan-Schreiber – Psychologies Magazine – Juin 2004

“Je n’ai jamais connu le stress avant de venir en Occident !” Un peu abasourdi, je scrute le chaud sourire de mon interlocuteur tibétain. Kalson est orphelin, il a quitté son Tibet natal à l’âge de 8 ans en échappant aux gardes-frontière chinois, il n’a jamais eu de papiers officiels, il vit dans l’une des agglomérations qui accueillent le plus de réfugiés tibétains – la ville de Dharamsala, au nord de l’Inde –, où il est proviseur d’une école de plusieurs milliers d’enfants, dont des centaines sont orphelins comme lui. Jamais de stress ? Comment peut-il être sérieux ?
Kalson me raconte alors ses deux années aux Etats-Unis, où il a passé une maîtrise en sciences de l’éducation grâce à une bourse internationale. « Je vivais avec des étudiants américains. Quoi que nous fassions, ce n’était jamais assez. Nous étions au supermarché, il fallait se dépêcher de rentrer pour préparer nos devoirs ; nous étions en train de travailler, il fallait terminer au plus vite parce que des amis allaient arriver pour regarder un match à la télévision ; nous regardions le match, les commentateurs disaient que le véritable événement serait le prochain match et qu’il fallait commencer à s’y préparer… »
Comment en sommes-nous arrivés là ? Nous, les sociétés les plus riches du monde, qui avons à notre disposition toutes les technologies pour nous faire gagner du temps, économiser notre énergie, et donc nous protéger, en principe, des difficultés de la vie ; nous, que des milliards d’habitants de la planète envient, comment pouvons-nous être plus stressés que des réfugiés qui doivent chaque jour faire face à la pénurie de l’essentiel, y compris, parfois, l’eau ?

Le philosophe anglais Alain de Botton a récemment publié un essai remarquable sur cette question (“Status Anxiety”, Penguin Books, 2004). Sa thèse est simple : une fois nos besoins de base assurés (pour se protéger contre la faim, le froid et la violence), et en dehors de l’amour romantique et de la sexualité, notre plus grand besoin est l’acceptation et la reconnaissance par ceux qui nous entourent. Même si c’est un peu inavouable et que nous en avons souvent honte, nous avons profondément, terriblement, besoin de sentir que nous sommes importants pour les autres, que l’on fait attention à nous, que l’on nous écoute. Or, pour savoir si nous comptons ou pas, nous n’avons pas d’autre moyen que de regarder ce que font les autres – ceux que les sociologues appellent notre « groupe de référence » et qui, nous en sommes convaincus, «comptent» vraiment – et de nous conformer à eux autant que possible.

Il s’agit le plus souvent de nos voisins, de nos amis, des gens avec qui nous avons grandi. Si leurs enfants jouent du piano, s’ils partent en vacances au ski, s’ils ont une maison de campagne, si leur voiture est un 4 x 4, s’ils mangent bio, s’ils parlent anglais couramment, s’ils lisent le journal tous les jours, s’ils font du jogging quarante-cinq minutes plutôt que vingt, s’ils font du yoga… alors nous devons tant bien que mal « rester au niveau ». Et pour cela, il faut courir. Tout le temps. Et encore, cela suffit rarement. Malgré toutes les difficultés traversées par mon interlocuteur tibétain, il n’avait pas le sentiment, lui, de devoir courir pour être considéré par ceux qui l’entouraient. Il se sentait utile aux enfants et à la perpétuation de la culture tibétaine, et cela lui suffisait. Peu importait son salaire ou le fait qu’il n’ait pas de voiture. Il savait qu’il « comptait » sans avoir besoin d’en faire plus.

Alors, nous qui vivons dans une société de consommation qui mesure la valeur de chacun à son niveau de productivité et à l’accumulation de ses activités, sommes-nous condamnés au stress ? On ne peut pas échapper au besoin d’être considéré par les autres comme «quelqu’un de bien», mais on peut choisir – en partie – son groupe de référence. Aujourd’hui, nous sommes nombreux à avoir compris que la vraie richesse se mesure d’abord à la qualité de nos rapports humains. Et cela, nous pouvons en partie le décider. Nous pouvons choisir nos valeurs, choisir notre comportement, choisir nos amis. Et nous pouvons élever nos enfants le plus possible dans le respect de ces choix. Finalement, sur notre lit de mort, le seul jugement qui nous restera sera celui-là : avons-nous su aimer et être aimé ? Avons-nous su «être là», ou avons-nous pensé, tout du long, au prochain match ?
Se détacher du jugement sur soi
L’idée que nous avons de nous est fragile. Nous sommes tous tour à tour courageux et veules, percutants et inefficaces, intègres et malhonnêtes, généreux et pingres. Comment savoir qui nous sommes « vraiment », sinon à travers le regard des autres ? Ceux qui ont vécu un traumatisme émotionnel portent longtemps sur eux le jugement sévère qu’ils ont tiré de cette expérience : une femme qui a perdu son enfant se dira qu’elle est une mauvaise mère ; celui qui a perdu son travail, qu’il
est incompétent ; celle qui a été violée, qu’elle est « sale ». Si l’on creuse un peu, on s’aperçoit qu’il s’agit davantage de ce qu’ils s’imaginent que les autres vont désormais penser d’eux que d’une conviction personnelle. Et c’est ce jugement sur soi qui fait le plus souffrir.

Juin 2004

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