Blessures - Traumatismes et transmission

Blessures – Traumatismes et transmission

Mis à jour le 10 octobre 2022

Un article Blessure – Traumatismes et transmission de Nic Ulmi, publié sur le site du Temps


Les blessures psychiques peuvent se propager de proche en proche ou de génération en génération, à la manière d’un héritage ou d’une contagion. Comment? Que faire? Points de vue de psychologues et de généticiens

Les blessures psychiques peuvent propager leurs effets de proche en proche ou de génération en génération, à la manière d’un héritageou d’une contagion. Comment? Que faire? Points de vue de psychologues et de généticiensLa mauvaise nouvelle, pour commencer: le traumatisme psychique semble doté du pouvoir de se transmettre, comme un héritage ou comme une contagion. A partir de la personne atteinte, il fait des vagues, se propage dans l’entourage, poussant les psychothérapeutes à se pencher sur les violences subies par les aïeuls, ou à s’inquiéter pour les familles des ambulanciers. Les généticiens planchent, eux, sur l’hypothèse de la transmission biologique: en décembre 2013, une expérience faisait pas mal de bruit, en montrant qu’un réflexe de frayeur acquis par une génération de souris pouvait se transmettre à sa progéniture. Troublant? Voyons un peu.
Les enfants d’ambulanciers, d’abord; ou l’entourage des victimes d’abus; ou les avocats plongés dans des dossiers de maltraitance: tout ce monde risque de subir un type de traumatisme dit «vicariant» ou «secondaire». De quoi s’agit-il? «Les proches des personnes traumatisées peuvent manifester des réactions similaires à celles qu’on observe chez les personnes directement atteintes», explique Carole Gachet, directrice d’ICP, organisme spécialisé dans la psychologie d’urgence, basé à Lausanne. La notion est récente. «Dans le DSM-IV (le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie , publié en 1994 et révisé en 2000), le traumatisme était défini comme un événement subi ou dont on a été témoin, comportant une atteinte ou une menace pour l’intégrité personnelle. Dans le DSM-5, publié en 2013, on a ajouté la notion de victime secondaire: quelqu’un qui a appris qu’un événement traumatique a frappé un proche, et qui a été exposé de manière répétée au détail des faits. C’est un phénomène de contamination par le récit.»
Le risque commence à être connu chez certaines catégories professionnelles, où on l’appelle parfois «fatigue de compassion»: «Les assistants sociaux, par exemple, ou le personnel qui accueille les victimes de violence conjugale, peuvent avoir une réaction d’auto-protection qui aboutit à un émoussement émotionnel: ils risquent alors de minimiser la portée de ce qu’on leur raconte.» Que faire? «Des professionnels tels que les archivistes qui visionnent les rushes pour le téléjournal, ou les policiers qui examinent des vidéos pédophiles pour identifier les victimes, recourent à diverses techniques pour pallier les effets de cette exposition répétitive. Celle-ci a lieu dans le cadre d’un travail, avec un objectif spécifique, ce qui constitue un facteur de protection. Ce n’est pas la même chose si un pompier, un journaliste couvrant des faits divers, ou une infirmière en néonatalogie confrontée à la mort d’un bébé, rentrent à la maison en racontant leur journée, et que leurs enfants en reçoivent des bribes, sans filtre, sans contexte, sans l’avoir demandé. A travers le récit, on se fait une représentation, une imagerie parfois plus horrible que la réalité.»
Un traumatisme peut-il se propager de proche en proche sans passer par la narration? «Oui. Un parent peut transmettre un traumatisme à travers la manière dont il se comporte vis-à-vis de son enfant. L’effet est le même. Le fait que la science se penche aujourd’hui sur les différentes modalités, neuropsychologiques ou épigénétiques, d’une telle transmission, confirme que celle-ci a bien lieu – et qu’elle n’est pas due à de mystérieuses histoires énergétiques.» Pour soigner les victimes de traumatisme, que celui-ci soit direct ou secondaire, mieux vaut faire vite: «Si les événements sont anciens et que la personne n’a pu les élaborer, elle aura probablement mis en place des mécanismes d’adaptation pour pallier les inconvénients. Ces mécanismes sont, typiquement, une dépendance à une substance ou une dépression: une chape qui diminue la capacité de ressentir, pour éviter que la douleur ressorte.»
La bonne nouvelle? Cela se soigne. C’est ce que fait également Eva Zimmermann, psychologue à Fribourg et formatrice spécialisée dans la thérapie EMDR. «Je suis en train de développer une approche transgénérationnelle, qui consiste à traiter les effets que peuvent avoir, sur une personne, les traumatismes vécus par ses parents, grands-parents et arrière-grands-parents. Les événements peuvent être réellement connus ou seulement imaginés. Par exemple, si un aïeul a vécu la déportation, la personne peut être traumatisée par cette histoire, même si elle n’a que peu d’informations. L’imagination est fertile, elle travaille sur ce qui se dit comme sur ce qui ne se dit pas. On le voit dans le cas des secrets de famille: dès qu’on pose une question et qu’on sent qu’on touche à un tabou, cette interdiction devient un moteur; on se fabrique une représentation de la réalité, et on a tendance à imaginer le pire. En thérapie EMDR, on traite, dès lors, tout ce que la personne imagine.»
Dans ses lignes directrices sur les soins de santé mentale à apporter après un traumatisme, l’Organisation mondiale de la santé recommande depuis 2013 la thérapie EMDR, technique dont l’originalité réside dans des stimulations alternées des hémisphères du cerveau. «La théorie de base, c’est que l’être humain est programmé pour l’auto-guérison. Si on se coupe avec un couteau, la plaie se referme. Il y a, par contre, des blessures qui s’infectent. La même chose se passe probablement au niveau psychologique: nous sommes prédéfinis biologiquement pour guérir des blessures psychiques.» La preuve: «Quelque 90% des personnes se remettent spontanément d’un événement traumatique unique. Mais l’intensité, la répétition ou le cumul des situations à forte charge émotionnelle accroissent le risque de séquelles. Il y a donc des blessures psychiques qui ne guérissent pas, qui se mettent en quelque sorte à puruler. Et il suffit que quelqu’un mette le doigt dessus pour que ça fasse horriblement mal. Les événements peuvent être très loin dans le passé, mais les déclencheurs des symptômes sont dans le présent. Ces déclencheurs peuvent être conscients (tels qu’une séquence de film montrant une relation sexuelle pour une personne qui aurait été violée), ou complètement inconscients. Le problème, c’est qu’il y a des déclencheurs potentiels partout…»
Que fait la thérapie EMDR? «Elle stimule le mécanisme d’auto-guérison. L’idée, c’est que certains souvenirs douloureux restent dommageables à cause de la façon dont ils sont stockés. On active donc le souvenir, réel ou imaginé, en utilisant aussi bien les fonctions émotionnelles que rationnelles du cerveau. Ensuite, on lance la stimulation bilatérale alternée, qui peut être visuelle, auditive ou tactile. Celle-ci permet de créer de nouvelles connexions et – pour utiliser une image – de relocaliser le souvenir dans un tiroir où il n’est plus chargé de la même émotion.» C’est, si l’on veut, la guérison par le rangement…
Un traumatisme peut-il se transmettre des parents aux enfants par la voie biologique? Une expérience présentée en décembre 2013 par Brian G. Dias et Kerry J. Ressler, de l’Université Emory à Atlanta, Etat de Géorgie, offrait une grosse caisse de résonance à cette notion. Les chercheurs conditionnaient des souris à craindre une odeur à laquelle s’associait un léger choc électrique. Ils utilisaient le sperme de ces souris pour féconder des femelles éloignées, évitant tout contact entre les pères effrayés et leur progéniture. Ils constataient que la nouvelle génération sursautait, elle aussi, si on l’exposait à la même odeur. Et ils concluaient, à titre d’hypothèse, que des changements épigénétiques (ne touchant pas l’ADN en tant que tel, mais son «expression») s’étaient produits chez les parents et transmis aux enfants – et même aux petits-enfants.
Qu’en penser? Privat-docent au département de médecine génétique et développement de l’Université de Genève, Ariane Giacobino invite à la prudence. «Si vous avez entendu parler de cette expérience, vous avez peut-être l’impression que le vécu de vos grands-parents vous affecte génétiquement à tous les coups, et que ça peut vous faire tilt comme une madeleine de Proust… En réalité, la transmission est quand même l’exception. C’est hors norme.» La chercheuse sait de quoi elle parle. Ses expériences? «J’expose des souris à des pesticides. Au-delà d’une dose donnée, des modifications épigénétiques apparaissent. On augmente encore, et on observe une transmission. Il faut savoir qu’il existe deux phases de nettoyage génétique dans la vie de l’embryon. Ce système marche: c’est du moins la règle.» Pour cette raison, chez les humains, «on observe souvent des liens entre l’exposition à des traumatismes importants ou répétés et des modifications épigénétiques, mais on a peu de cas de transmission de ces marques».
Professeur émérite à l’Institut de la santé infantile de Londres, spécialiste des réponses transgénérationnelles chez les humains, le généticien Marcus Pembrey formule une autre mise en garde. «Dans l’étude de Dias et Ressler, il se trouve que l’héritage correspond à l’expérience des parents – la crainte d’une odeur. Mais dans beaucoup de cas, ces effets transgénérationnels ne consistent pas en une transmission des caractères acquis. Les caractéristiques héritées peuvent être d’une tout autre nature, ou aller dans la direction opposée», précise-t-il. Exemple: une étude publiée en 2012 par une équipe de l’Université de Newcastle montrait que les modifications épigénétiques subies par des souris atteintes de fibrose hépatique se traduisaient, dans leur descendance, en une résistance accrue à cette maladie. Aux commandes d’une étude en cours visant à déceler les effets biologiques du stress traumatique parental sur les enfants, Marcus Pembrey estime que «l’heure est venue de reconnaître ces variations». Mais rien n’est simple. Comme il se doit.
«La victime secondaire a appris qu’un événement traumatique a frappé un proche. C’est une contamination par le récit»
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