Notre vie commence à ressembler à un triathlon

Guerre en Ukraine, quel impact sur la santé mentale des Européens ?

Mis à jour le 14 mars 2022

Guerre en Ukraine, quel impact sur la santé mentale des Européens ?, un article d’Evelyne Josse, publié dans le cadre de notre dossier EMDR avec les réfugiés.

Avec la guerre en Ukraine, doit-on craindre une aggravation de la santé mentale des Européens déjà mise à mal par deux années de pandémie ? 

Notre vie commence à ressembler à un triathlon. En 2015, les  attentats et la menace terroriste, en 2020, la pandémie de Covid-19 dont  nous subissons encore les effets, et en 2022, la menace que la guerre  en Ukraine fait peser sur l’Europe. Nos ressources se sont peu à peu  amenuisées au cours de ces différentes crises. Ces épreuves d’endurance  s’enchaînent sans le répit nécessaire dont nous avons besoin pour  reconstituer nos ressources psychiques. Plus l’intensité des événements  est intense ou menaçante, plus ils renforcent la peur des individus qui  les subissent et plus ces derniers ont un risque de développer un  trouble mental. Si un événement est intense, sans être toutefois être  traumatique, l’adaptation émotionnelle ne peut se faire que si  l’incidence des événements est relativement faible. Or, nous avons  pédalé pendant deux ans dans la pandémie sans mettre pied à terre, et  nous voilà déjà dans la course ukrainienne.
Nous abordons cette nouvelle crise avec des ressources amoindries et  nous pouvons donc craindre une aggravation de la santé mentale des  Européens. Nous avons vu la santé mentale des Français se dégrader au  cours des différents confinements. Quelques chiffres : une étude menée  en septembre par la Fondation Jean Jaurès révèle que 11% des Français  ont pensé au suicide durant le premier confinement et ce chiffre a  grimpé à 17% dans les premiers mois du déconfinement. Et selon  l’Organisation mondiale de la santé, au niveau de la planète, l’épidémie  de Covid-19 serait responsable d’une augmentation de près de 30% des  troubles dépressifs majeurs et de 25,5% des troubles anxieux. On peut  donc malheureusement craindre que le conflit actuel fasse peser un  fardeau supplémentaire sur notre psychisme déjà mis à rude épreuve.
L’être humain a besoin de perspective positive ; lorsqu’il traverse  une épreuve, il a besoin de pouvoir anticiper un avenir meilleur. Avec  la pandémie, pendant de longs mois, nous étions dans le brouillard ; à  chaque nouvelle vague, la lumière au bout du tunnel semblait s’éloigner.  Nous commencions à peine à pouvoir anticiper le futur avec optimisme et  à reprendre une vie normale, et voilà que de sombres nuages pèsent à  nouveau sur notre avenir. Ce manque de perspective est un facteur  péjoratif important pour notre santé mentale. Avec la pandémie, certes,  elles n’étaient pas efficaces à 100%, mais nous pouvions appliquer des  mesures sanitaires pour tenter de nous protéger du péril. Ce n’est pas  le cas par rapport à la guerre en Ukraine. Nous n’avons aucun contrôle  sur le déroulement des combats, sur l’étendue du conflit ou sur  l’utilisation des armes nucléaires. Nous avons le sentiment que nous  sommes à la merci d’un personnage incontrôlable et que nos dirigeants  sont impuissants eux aussi à éviter le pire. L’impuissance à laquelle  nous sommes réduits est elle aussi un facteur défavorable pour notre  santé mentale.

Certaines personnes sont-elles plus fragiles et à risques que d’autres ?  

Certaines personnes sont plus fragiles que d’autres. Cette guerre réveille parfois de vieux démons. Nos aînés qui ont connu la deuxième guerre mondiale sont susceptibles de voir des traumatismes anciens se réveiller. Pensons aussi aux personnes qui ont trouvé refuge dans nos contrées après avoir fui un conflit armé dans leur pays d’origine. La situation actuelle peut réactiver leurs traumatismes. C’est vrai également pour les personnes qui ont travaillé dans des contextes de guerre comme les militaires ou les humanitaires. Personnellement, j’ai travaillé dans plusieurs pays en guerre, et notamment en 1992-1993 en ex-Yougoslavie. Lorsque je vois les images de l’Ukraine aux journaux télévisés, je suis ramenée trente ans en arrière. Mais cette guerre peut également vulnérabiliser des personnes qui ont subi récemment un traumatisme psychique, comme une agression ou un accident, ou qui ont vécu des événements douloureux, tels qu’un deuil, une séparation, une maladie grave, un déménagement, une expatriation, un exil, une perte d’emploi, des difficultés financières, etc.
 
Plus étonnant peut-être, les personnes qui ont souffert de  traumatismes répétés dans l’enfance, comme des violences physiques ou  sexuelles, sont aussi plus fragiles. Les recherches scientifiques ont  démonté que ce que nous vivons dans notre enfance conditionne  partiellement nos forces et notre vulnérabilité psychique face aux  situations difficiles. Par exemple, la maltraitance a un impact sur  l’expression de deux gènes, dont le NR3C1. Ce gène joue un rôle majeur  dans la régulation du stress. Quand il s’exprime, la personne est à même  de réguler son stress. Quand il se tait en raison des traumatismes  précoces subis, elle a des réactions de stress permanentes et aigues  qu’elle ne peut contrôler et qui la déforce par rapport aux situations  difficiles rencontrées l’âge adulte.
N’oublions pas les Ukrainiens résidant en Europe et dont la vie de  proches restés au pays est directement menacée. Il est évident qu’ils  sont particulièrement impactés par les événements actuels et à risque de  développer une souffrance mentale importante.
Les personnes dont la santé mentale était fragile avant le 24 février  2022, sont, elles aussi, plus à risque. Tout âge confondu, celles qui  souffrent d’un trouble anxieux (en particulier un trouble d’anxiété  généralisée), d’un trouble obsessionnel compulsif, d’une dépression ou  d’un désordre psychotique (notamment paranoïaque) sont moins bien armées  pour affronter cette crise et risquent de voir leur trouble  s’intensifier. Une personnalité prémorbide et une psychopathologie  avérée peuvent infléchir les réactions d’une personne et contribuer à la  sévérité de la détresse et des symptômes manifestés.
Les personnes introverties, évitantes, émotives et peu sociables sont  prédisposées à développer des troubles psychologiques en situation  difficile. Ainsi, l’inhibition comportementale, manifestée par une  timidité, une réserve et des réactions de retrait face aux personnes,  aux situations ou aux lieux non familiers serait prédictive de la  survenue de désordres anxieux. Une « émotionnalité » élevée et un niveau  bas de sociabilité favoriseraient l’émergence de désordres anxieux et  dépressifs. Cette vulnérabilité pourrait toutefois être modulée par des  variables telles que l’estime de soi, le support social et le contexte  environnemental. A contrario, les personnes qui se caractérisent par  leur engagement (implication active), leur optimisme, leur attrait pour  la nouveauté et le changement, leur faible propension à l’évitement,  leur besoin de maîtrise et leur sentiment de contrôle personnel seraient  plus résistantes au stress et aux événements délétères (« personality  hardiness »).
D’une façon plus générale, cette crise est une nouvelle caisse de  résonance du mal-être social et des difficultés personnelles. La menace  de la guerre révèle et exacerbe nos craintes latentes, individuelles et  collectives, concernant notre avenir, celui de notre société et celui de  notre planète.

La menace nucléaire accroît-elle l’impact sur la santé mentale ? 

Sans aucun doute. L’arme nucléaire est une arme de destruction  massive. La peur d’une catastrophe dévastatrice pour la vie est  parfaitement normale. Même une « petite » guerre nucléaire aurait un  impact délétère à l’échelle planétaire. Il ne s’agit peut-être que d’une  menace, mais Poutine a des raisons d’inquiéter ; il n’a pas hésité à  attaquer la centrale nucléaire de Zaporijjia, la plus grande d’Europe.  Cette peur est en quelque sorte légitimée et renforcée par l’attitude  des politiciens européens qui prennent la menace très au sérieux.
Il n’est pas irrationnel d’être inquiet face au risque de guerre  nucléaire, mais surconsommer des aliments sucrés et gras, fumer ou  conduire en ayant bu de l’alcool nous expose tout autant sinon davantage  aux blessures, à la maladie et à la mort. Ce qui différencie la  perception et la gestion de ces risques quotidiens, c’est leur  répétition. Leur fréquence nous les rend familiers. Nous avons appris à  les maîtriser en les minimisant, « Il faut bien mourir de quelque  chose », « Je roule encore plus prudemment lorsque j’ai bu », etc., ou  en les déniant, « Je préfère ne pas y penser », « Je suis jeune, je veux  en profiter avant qu’il soit trop tard », « A mon âge, la cigarette,  c’est le seul plaisir qu’il me reste », etc. A contrario, le danger  d’une guerre nucléaire, parce qu’il est inédit, nous confronte à  l’inconnu, à la perte de contrôle et au sentiment d’impuissanceCe qui  fonde nos peurs, c’est bien entendu le risque réel, mais pas  uniquement, c’est aussi la représentation que nous en avons.

Les jeunes ont du mal à se remettre de la crise sanitaire. Doit-on craindre une aggravation de certains troubles psychiques dans cette tranche de population ? 

De nombreuses personnes au-delà de la trentaine gardent un excellent  souvenir de leur jeunesse, mais leur mémoire est peut-être en train de  leur jouer des tours. Avec le temps, elles ont oublié le stress des  examens scolaires, les douloureuses instabilités des relations  amoureuses, les tensions avec les parents, la course au premier emploi,  les difficultés à voler de ses propres ailes, etc. L’adolescence et le  début de l’âge adulte sont des étapes difficiles de l’existence, durant  lesquelles les jeunes sont soumis à de fortes pressions psychologiques,  même dans les périodes les plus favorables d’un point de vue sociétal.  Or, les jeunes d’aujourd’hui vivent depuis plusieurs années dans un  climat d’insécurité : menace terroriste, insécurité d’emploi, crise  économique, crise climatique et environnementale, crise épidémique, etc.  Ils sont mis à rude épreuve depuis trop longtemps et beaucoup craquent.  Cette guerre en Ukraine ne peut qu’alourdir le poids de leur souffrance  et épaissir le brouillard qui leur dérobe leur avenir.
Depuis la crise sanitaire, les jeunes expriment des sentiments de  précarité de l’existence. Avec la guerre qui s’ajoute, on peut craindre  qu’ils aient l’impression que l’avenir est pétrifié, appréhendé comme  dénué de promesse, que le futur fourmille de dangers et qu’il ne leur  réserve que de mauvaises surprises. Certains pourraient aller jusqu’à se  désintéresser de leur futur professionnel et de leur vie sociale. Ils  pourraient éprouver des difficultés à désirer et à se projeter dans  l’avenir, a fortiori dans un futur positif. Vouloir, c’est toujours  vouloir un futur, c’est vouloir que le futur « soit » et qu’il soit ce  qu’on en attend. Les désirs, les attentes, les aspirations et les  projets ont tous en commun d’être orientés vers un futur souhaité. Or,  la menace actuelle gangrène l’espoir d’un futur positif, par exemple,  s’imaginer heureux, s’amusant, vivant une vie « normale » et  insouciante, etc. Dès lors, l’avenir est incapable d’étayer les  représentations de l’avènement des désirs et des actions, « Dans un  mois, je pourrai… », « Dans cinq ans, je ferai… », et laisse un  sentiment écrasant d’impuissance. On a pu le remarquer avec le  confinement. Certains jeunes prennent des distances avec une société  dans laquelle ils ne se reconnaissent pas et dont ils ne partagent pas  les valeurs. Ils ne savent pas comment y prendre leur place ou ne  souhaitent pas y participer. Ils se marginalisent parce qu’ils refusent  de « jouer le jeu » consumériste et néolibéral, ils sortent peu et  vivent quasiment reclus. Les sentiments dépressifs, la tristesse, le  découragement, les pensées suicidaires et les passages à l’acte  suicidaire, le stress, les troubles anxieux, les troubles du sommeil,  déjà présents dans la crise covid-19, pourraient s’accentuer. On peut  aussi s’attendre à une augmentation de la consommation d’alcool et des  addictions à internet et aux réseaux sociaux. Je ne serais pas étonnée  que les hospitalisations en unité psychiatrique pour adolescents  reprennent à la hausse.
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En savoir plus 

Evelyne Josse est chargée de cours à l’Université de Lorraine (Metz), Psychologue, psychothérapeute (EMDR, hypnose, thérapie brève), psychotraumatologue. Vous retrouverez de nombreux articles sur notre site et le sien : www.resilience-psy.com
Références bibliographiques

  • Josse E. (2019), Le traumatisme psychique chez l’adulte, De Boeck Université, coll. Ouvertures Psychologiques.
  • Josse E. (2019), Le traumatisme psychique des nourrissons, des  enfants et des adolescents, De Boeck Université, Coll. Le point sur,  Bruxelles
  • Josse E., Dubois V. (2009), Interventions humanitaires en santé  mentale dans les violences de masse, De Boeck Université, Bruxelles.

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Formation(s) : 

Dossier(s) : EMDR avec les réfugiés et Dossier les français et les psy

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