Ne vous demandez pas « pourquoi », demandez-vous « comment »

Mis à jour le 14 octobre 2022

David Servan-Schreiber – Psychologies Magazine – Janvier 2006

Gaëlle connaît bien la dépression, alors les explications de ce psy la laissent perplexe. Il lui propose de ne plus se demander pourquoi elle ressent cette impuissance et cette tristesse, mais « comment » elle la ressent.

Gaëlle se revoit telle qu’elle était lors de sa dernière dépression, assise chez elle tout un dimanche à ne rien faire, les membres lourds, la poitrine serrée, incapable de se motiver pour sortir ou même regarder un film. Dans ces moments-là, elle est envahie par un flux constant de préoccupations et d’autoaccusations : « Si je me sens si mal, c’est parce que j’ai fait trop de mauvais choix, je n’aurais pas dû m’orienter vers le commercial, ce n’est pas fait pour moi, et c’est comme ça que j’ai rencontré ce type qui m’a plaquée, et maintenant, il est peut-être trop tard pour avoir un enfant, et à mon âge, le risque d’avoir un enfant anormal est quatre fois plus élevé… » Les idées noires s’enchaînent, et chacune semble tellement importante, qu’elle mérite effectivement d’accaparer son attention et de prendre le pas sur toute autre activité.

D’ailleurs, quelle activité pourrait bien avoir un sens tant que ces grandes questions de sa vie ne sont pas résolues ? Il lui est arrivé de se laisser distraire de ces idées sombres par des amis. D’aller avec eux au marché, ou faire une balade en rollers. Pendant une heure ou deux, elle se sent un peu plus légère, mais elle replonge le plus souvent dans le même flux sans fin de jugements négatifs et d’interrogations sur elle-même.

Maintenant qu’elle est sortie de sa dernière dépression, et pour éviter la prochaine, elle est venue écouter cet animateur de groupe du département de psychologie de l’université de Louvain, en Belgique (programme disponible sur www.cps-emotions.be), qui lui propose une alternative complètement différente : éviter à la fois les ruminations dépressives et les distractions temporaires. Ni combattre ni fuir. Plutôt, chaque fois que les sensations physiques et les idées noires se présentent, prendre la position d’une anthropologue curieuse des habitudes de vie de son propre organisme.

Les instructions sont presque trop simples : « Asseyez-vous le dos droit, sur le bord d’une chaise, mains sur les cuisses, dans une position confortable et digne. Portez votre attention sur les sensations de votre corps, en trouvant une image ou des mots qui décrivent au mieux la nature de ce que vous ressentez. S’il vous vient des idées ou des pensées, observez-en la nature. Laissez-les se dissiper, puis repérez simplement l’idée ou la pensée qui vient à sa suite. Ne les jugez pas “bonnes” ou “mauvaises”, notez-les simplement. Quand vous remarquerez que vous vous êtes laissé embarquer par un enchaînement de pensées, ramenez votre attention sur votre respiration et voyez quel nouveau flux de pensée essaie de prendre la place du précédent. Il s’agit uniquement d’apprendre à faire l’expérience consciente de ce qui se passe ici et maintenant pour vous. Ne vous demandez pas pourquoi vous ressentez ce que vous ressentez, ni pourquoi vous pensez ce que vous pensez, concentrez-vous uniquement sur “comment”. »

Effectivement, Gaëlle remarque que lorsqu’elle porte son attention sur les sensations physiques de dépression, ou qu’elle regarde une pensée anxieuse sans la laisser s’emballer, elle se dissipe peu à peu. 
Elle se rend compte qu’elle « n’est pas sa dépression », mais « à côté d’elle », comme les Indiens navajos qui ne disent pas : « Je suis déprimé », mais : « Mon esprit est accompagné de tristesse (Enquête sur les savoirs indigènes de Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou – Folio Gallimard, 2005). » « Comment » au lieu de « pourquoi »… Tellement simple, et pourtant tellement important. Si vous en doutez, imaginez simplement la différence entre un médecin qui vous demanderait : « Pourquoi avez-vous pris trois kilos ? », et celui qui aborderait le même sujet par : « Comment ressentez-vous votre corps maintenant ? » C’est la différence entre le sentiment d’être jugé, et celui d’être écouté.

Poser la question de « comment », c’est offrir une forme de bienveillance qui ouvre la porte de l’intimité. A l’université anglaise de Cambridge, le professeur John D. Teasdale a démontré que des patients ayant eu plusieurs épisodes de dépression pouvaient apprendre à développer cette intimité avec eux-mêmes. En leur enseignant cette méthode de méditation – inspirée des pratiques bouddhiques millénaires –, il a montré qu’il était possible de réduire les rechutes de plus de 50 % (Mindfulness-Based Cognitive Therapy for Depression, Zindel V. Segal, J. Mark G. Williams, John D. Teasdale (New York, Guilford Press, 2002). C’est un résultat comparable à celui des médicaments antidépresseurs. Bien au-delà de la dépression, nous devons tous apprendre à développer cette bienveillante intimité avec nous-mêmes et avec les autres. Et il nous faut donc commencer simplement en évitant les intimidants « pourquoi » et en faisant confiance à l’intelligence sensible qui répondra à tous nos bienveillants « comment ».

Janvier 2006

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