Notre mauvaise humeur de septembre

Mis à jour le 14 octobre 2022

David Servan-Schreiber – Psychologies Magazine – Septembre 2006 

« J’aurais dû être un ours. Les ours ont le droit d’hiberner, eux. Pas les humains. » C’est avec ces mots, imprimés en tête du premier article sur le sujet dans un des plus grands quotidiens internationaux – le Washington Post du 24 octobre 1991 – qu’une patiente du docteur Norman E. Rosenthal a forcé le monde scientifique à reconnaître que beaucoup d’entre nous ne sont plus tout à fait eux-mêmes lorsque la lumière du jour commence à décliner à partir de la fin du mois d’août. L’histoire de cette découverte est fascinante.

Qui ne ressent une certaine nostalgie avec l’arrivée de l’automne ? La fin de l’été évoque le retour à la routine, la perte d’une liberté, la fin des rencontres nouvelles et faciles. La chute des feuilles nous parle inconsciemment de nos amours perdues. L’apparition des vêtements chauds annonce le retour à la pluie et au froid. Et puis la « rentrée » elle-même nous renvoie aux contraintes de l’enfance, à l’anxiété du retour à l’école, à la soumission à l’autorité et au jugement de notre personne sur la base de nos « performances ». Dans ces conditions, comment s’étonner que l’humeur ne soit pas au beau fixe en septembre ? Sans doute pour cette raison, pendant des décennies, nous, psychiatres, avons refusé d’écouter nos patients qui nous parlaient de ce sentiment d’« hibernation » qui les prenait de l’automne au printemps. Nous voyions cela comme une métaphore pour un problème psychologique sous-jacent ou comme une simple dépression à traiter avec des médicaments.

 

Leurs symptômes étaient pourtant différents, et ils ressemblaient effectivement beaucoup à l’hibernation des animaux : envahis progressivement par une certaine léthargie, ils dormaient plus longtemps que d’habitude et avaient de plus en plus de mal à se lever le matin. Une fois debout, ils préféraient qu’on les laisse seuls et évitaient les contacts, même par téléphone. Leurs projets et envies, encore si stimulants quelques mois plus tôt, leur paraissaient maintenant des obligations dont il fallait se décharger « pour être tranquille ». Leur libido s’évaporait, et ils s’intéressaient de plus en plus à une nourriture riche en sucres et en farines, comme s’ils essayaient d’emmagasiner des réserves. Et si nous les avions écoutés – au lieu de projeter sur eux nos théories toutes faites –, nous aurions même entendu qu’ils se mettaient à craindre les pièces mal éclairées et que leurs fantasmes se remplissaient d’envies de sud et de lumière pour se sentir vivre à nouveau.

 

Dans nos cours de biologie de faculté de médecine, nous avions pourtant tous appris l’effet des saisons chez les animaux. Et nous savions même que la sortie de l’hibernation, le jaillissement d’énergie, la recherche presque frénétique d’un partenaire ou l’hyperactivité de construction (d’un nid ou autre « projet ») sont déclenchés par une seule chose : l’augmentation de la lumière qui stimule la petite glande pinéale à l’arrière du cerveau et réduit la sécrétion de mélatonine. Nous savions tous aussi ce que nous ressentions personnellement avec l’arrivée du printemps : un regain d’énergie et d’envie. Mais nous n’avions pas imaginé la chose la plus simple du monde : que nous, humains, pouvions être affectés exactement comme les animaux par les cycles de la lumière, au plus profond de notre biologie. Nous ne pouvions pas imaginer que nos patients avaient raison, et que leurs symptômes manifestaient bel et bien une tendance à l’« hibernation ».

C’est Norman E. Rosenthal, un psychiatre arrivé d’Afrique du Sud sur la Côte Est des Etats-Unis, qui a, avec quelques collègues du National Institute of Mental Health (NIMH, à Bethesda, dans le Maryland), imposé cette évidence à toute la communauté scientifique. Après avoir noté que les variations de lumière semblaient l’affecter beaucoup plus qu’il ne s’y attendait, il a organisé la première étude démontrant que l’on pouvait corriger ces symptômes simplement en exposant les patients à une lumière artificielle qui simule les principaux composants de la lumière du jour. Devant la force des résultats, très vite, les mêmes confrères qui s’étaient d’abord moqués de cette idée saugrenue se sont mis à emprunter les lampes utilisées dans l’expérience pour les essayer sur eux-mêmes (In Soif de lumière. La luminothérapie : remède à la dépression saisonnière de Norman E. Rosenthal)…

Les enquêtes épidémiologiques montrent que près de 30 % d’entre nous ressentent une perte d’énergie notable entre octobre et mars, et que pour près de 10 % les symptômes sont suffisamment graves pour que l’on puisse parler de véritable dépression. Or, malgré des études répétées et concluantes (in The efficacy of light therapy in the treatment of mood disorders: a review and meta-analysis of the evidence de Robert N. Golden, Bradley N. Gaynes, R. David Ekstrom et al. in American Journal of Psychiatry (2005;162(4):656-2), les découvertes de ce petit groupe de pionniers du NIMH continuent d’être largement ignorées dans la pratique courante de la psychiatrie. La luminothérapie reste encore très largement sous-utilisée dans le traitement de la dépression. Pourtant, de nouvelles études ont montré que même une dépression courante – qui ne dépend pas des saisons – peut être nettement améliorée si le patient s’expose trente minutes le matin à une lampe qui reproduit le spectre de la lumière du jour. Il suffit même que la lampe soit sur le bord de la table du petit déjeuner pendant qu’on lit le journal (in Light treatment for nonseasonal depression: speed, efficacy, and combined treatment de Daniel F. Kripke in Journal of Affective Disorders (1998;49(2):109-17)… Ce dédain pour un traitement aussi simple est sans doute lié au fait qu’il n’y a pas de brevet sur la lumière, et que ce n’est donc pas une entreprise profitable que d’encourager les médecins à le prescrire plus largement.

En écrivant cette chronique, je suis heureux de pouvoir exprimer ma gratitude à Norman E. Rosenthal pour ce qu’il m’a permis de comprendre, pour les patients qu’il m’a permis d’aider, et pour le plaisir que j’ai chaque matin à me réveiller avec la lumière du soleil en été ou avec un simulateur d’aube en hiver. Des cadeaux que je me fais, mais que je lui dois entièrement.

Septembre 2006

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